Nous travaillons tous les deux dans le domaine du handicap, alors cette question nous taraude. Quel que soit le niveau de développement des pays du monde, le handicap touche environ 10 % de la population, pour des raisons différentes. Mais qu'en est-il des pratiques sociales face au handicap dans les pays que nous traversons ? Comment est-il pensé, vécu, accepté ou rejeté ?
La misère en plus (le handicap en Inde)
Manu -
24 NOVEMBRE 2012
Situation : Delhi, Inde
La présence du handicap en Inde révèle une société à deux vitesses. L’absence de tout mécanisme de sécurité sociale fait dépendre le sort des personnes handicapées de leurs ressources financières ou de leur réseau communautaire. La famille reste un support important étant donné que l’on vit généralement en famille élargie où plusieurs générations partagent le même toit.
En Uttar Pradesh, l’État le plus pauvre, et au Rajasthan, c’est plutôt la grande précarité qui se révèle à travers ces personnes se déplaçant à même le sol, sur un morceau de cuir dans le meilleur des cas, ou parfois sur une petite planche disposant de miniroulettes. Cette option qui nécessite de se pousser sur le sol avec les mains pour avancer prend une tonalité particulière dans un pays où le sol est partout couvert de crachats, d’excréments d’animaux, d’ordures et immondices divers. Autant dire que le déplacement dans les espaces en ville ou en campagne est déjà très compliqué sur deux jambes, là où les trottoirs n’existent pas ou sont encombrés par des étalages ou des véhicules. Il faut donc partager une même voie de circulation entre les voitures, motos, vaches, chameaux, chiens et humains, dans une ambiance où règne la loi du plus fort. Les klaxons incessants, le bruit, les odeurs de pourriture constituent le quotidien du promeneur dans les villes et villages et s’apparentent facilement à une certaine vision de l’enfer. Privée des ressources liées au travail, la situation des personnes handicapées s’apparente à celle que connaissait l’Europe au moyen-âge et l’on a l’impression de voyager au sein d’un tableau de Pieter Bruegel.
L’Inde renvoie l’image d’un monde où chacun est prisonnier de son karma et où la culture induit une indifférence relative au sort des autres. Chacun avance avec son fardeau, lié à sa naissance dans une situation corrélative à son état d’avancement dans le cycle des réincarnations. Le moins bien loti semble l’objet de mépris plus que de compassion et l’altruisme s’observe peu. Personne n’aidera cet aveugle coincé dans la circulation ou cette personne se trainant pas terre essayant de franchir un obstacle. Mère Theresa, si célèbre chez nous, a fait l’objet de vindictes en Inde où on lui reprochait ses interférences. On découvre ici des situations proches de l’intolérable, telle cette femme privée de l’usage de ses jambes rampant comme elle peut sur un sol pourri en tenant dans sa bouche un pan de ses vêtements pour ne pas les salir. Une petite écuelle en fer lui sert à poser une de ses mains et sera utilisée pour solliciter l’aumône.
La prise en charge des enfants handicapés est inenvisageable alors que 60 millions d’enfants ordinaires de 6 à 14 ans n’ont même pas accès à une scolarité. Certains enfants handicapés suivront peut-être un cursus ordinaire dont ils ne semblent pas non plus exclus a priori. Mais dans les faits, selon handicap international, 98 % des enfants handicapés indiens ne bénéficient d’aucune scolarité.
Dans la ville de Jodhpur, au Rajasthan, les sons d’une fanfare annoncent un rassemblement devant une mosquée où de la nourriture est distribuée. Des sacs plastiques se tendent vers un jeune homme qui verse comme il peut, dans une bousculade générale, de quoi survivre encore une journée. De nombreuses personnes handicapées sont rassemblées ici, mais ne participent pas à cette distribution. Un jeune trisomique danse au milieu des tambours et trompettes. D’autres attendent devant leur timbale la générosité des croyants. Dans cette « cour des Miracles » d’un autre temps, on distingue des « fauteuils roulants » d’un type bien particulier. Ils sont très volumineux et ressemblent à des rickshaws à trois roues, dont le mécanisme est actionné avec un pédalier que l’on fait tourner avec les mains. De couleur jaune et construits de la même façon, ils montrent une production de type industrielle en direction d’un public spécifique, personnes âgées ou handicapées. Ces véhicules semblent plus adaptés au contexte que nos fauteuils roulants. Prédomine toutefois le déplacement avec des béquilles pour ceux qui le peuvent ou à même le sol.
Nous verrons une touriste indienne privée de l’usage de ses jambes se déplaçant sur un morceau de cuir avec ses mains gantées ne semblant aucunement souffrir de misère. Bien habillée et souriante, elle profitait simplement de sa visite des monuments historiques de son pays. Il n’y a pas d’uniformité dans le sort des personnes handicapées en Inde ; elles vivent, comme les autres, les mêmes disparités de castes et de conditions dans une société des plus inégalitaires, malgré son régime politique démocratique. Si l’État indien a ratifié la convention internationale relative aux droits des personnes handicapées de 2006, le pays continue de vivre au rythme de sa forte tradition culturelle et tente de sortir peu à peu d’une situation de sous-développement. Les personnes handicapées ne peuvent constituer une réelle priorité alors que la majeure partie de la population vit encore sous le seuil de pauvreté. On pourrait tout au plus souhaiter qu’elles soient prises en compte dans les divers programmes de développement.
Le nombre de personnes vivant avec un handicap en Inde est estimé à 5 %, soit un pourcentage moindre que les 10 % que l’on trouve généralement dans le monde. Ce chiffre en lui-même constitue un indicateur laissant présumer que survivre avec un handicap n’est pas toujours possible. L’absence de prévention, les importants risques sanitaires et sociaux devraient au contraire tirer ce chiffre vers le haut, dans un pays où sévissent encore la polio et la lèpre. Le spectre des infanticides continue de rôder ici. L’absence de soins peut compléter les raisons d’une mort prématurée. Les enfants trisomiques ont ainsi souvent des malformations cardiaques fatales si non traitées. L'idée d'une société inclusive laissant place et s'organisant pour accueillir toutes les disparités de la condition humaine ressemble ici à une petite fleur essayant de sortir au milieu du désert.
Une loi réserve théoriquement 3 % des emplois dans la fonction publique aux personnes handicapées, mais l’ONU estime que « seuls cent-mille des quelque 70 millions d’Indiens handicapés ont réussi à décrocher un emploi dans l’industrie ». La situation des personnes handicapées en inde est à comprendre au regard des conditions de vie du reste de la population, partageant avec la grande majorité une misère écrasante. La culture et la religion n’incitent pas à une prise en charge collective et les Indiens handicapés deviennent des exclus parmi les miséreux, réduits à exhiber les mutilations de leurs corps pour glaner quelques roupies. Il arrive aussi que des enfants naissant avec des membres surnuméraires puissent faire l’objet d’une vénération religieuse. C’est le cas de Deepak, né dans l’État du Bihar avec 4 bras et 4 jambes, rappelant les représentations de Vishnou.