Un voyage autour du monde est l'occasion d'étonnements et de refléxions. La rubrique "pensées vagabondes" est ici pour partager la dimension philosophique de notre aventure. Les évenements, monuments et situations rencontrées sont prétexte à des articles sur nos regards et sur nos vies, sur l'Homme et toutes ses bizzareries...
Murailles et frontières
Manu -
décembre 2012
Situation : au Vietnam
Est-ce un hasard si la plus grande construction humaine de tous les temps soit la muraille de Chine ? Dix millions d’hommes seraient morts pour l’édification pendant près de deux millénaires d’un mur gigantesque, perdu dans des paysages montagneux sur plus de 6000 km. Son histoire ressemble à une obsession de la frontière, de la protection de territoires parfois tout juste conquis. Mais qu’y a-t-il de si précieux qu’il faille à ce point le protéger ? Un territoire, un mode de vie, une langue, des ressources naturelles, un pouvoir ? Quel sentiment guide une telle construction sinon la peur ? Celle de l’autre, de l’envahisseur, du barbare. Peur de perdre sa force, de voir se diluer sa culture. Cette même peur pousse encore aujourd’hui la majeure partie des pays du monde à développer une armée et des armes pour des montants faramineux. Plus que tout autre facteur, cette peur est la principale source d’appauvrissement du monde (sommes engagées et impact sur les populations). On peut ainsi noter que les dépenses militaires mondiales se sont élevées en 2008 à 1 464 milliards de dollars, et ont progressé de 45 % en 10 ans (source : SIPRI – Stockholm international peace rechearch institute - year book 2009), soit plus de 200 $ par habitant de la planète. En comparaison, l’aide publique au développement (APD) en faveur des pays pauvres s’élevait en 2008 à 119,8 milliards de dollars (source : service d’information et de recherche parlementaire, bibliothèque du parlement, Jennifer Paul et Marcus Pistor, révisé le 13 mai 2009). La défense est en 2008 le quatrième poste budgétaire de la France avec 36,8 milliards d’euros. Au vu de ces quelques chiffres, il semble bien qu’Homo démens soit plus habile qu’Homo sapiens pour faire entendre sa voix. La démesure de la Grande muraille d’hier est au moins aussi folle que la course à l’armement du XXe siècle. Mais qui est donc le premier imbécile à avoir clôturé son champ en disant : « ceci m’appartient » ?
Pourtant, la frontière est bien un élément essentiel à la vie, constitutif même d’une entité vivante distincte des autres. Au plus simple de l’être unicellulaire, la frontière est un des éléments indispensables à l’organisme. Mais comme la peau, une frontière bien conçue doit pouvoir protéger sans enfermer, laisser respirer, faire entrer et sortir tout en marquant nettement qu’il y a un dedans et un dehors. Que des choses soient distinctes n’est pas un problème s’il peut subsister avec le reste du monde des formes de liens. Les pays où règnent la peur ou la terreur, tels les dictatures ou les pays communistes, sont toujours ceux qui ferment leurs frontières de façon la plus étanche, provoquant un jour ou l’autre l’asphyxie de l’organisme. Les questions frontalières sont souvent source de conflits, y compris dans des pays comme l’Inde ou la Thaïlande qui n’ont pas de visées expansionnistes. Une des difficultés est que les frontières naturelles sont finalement peu nombreuses, et que les cultures sont forgées par les frontières et non l’inverse. La question de l’intégration de la Turquie à l’Europe se pose ici comme un cas d’école d’une frontière à définir, sans aucune évidence trompeuse permettant une délimitation nette.
Seul un artifice subtil de rhétorique peut faire croire à une frontière possible entre l’Asie et l’Europe. Les critères géographiques possibles ne coïncident en rien avec ceux forgés par l’Histoire. Selon les pays, on dénombre de 4 à 7 continents, sans accord scientifique sur un critère permettant de trancher définitivement la question. Si l’Asie n’est pas l’Europe, la frontière entre les deux s’étend sur de vastes zones où les influences se mélangent, où les caractères se brouillent, où quitter l’un n’est pas tout à fait entrer dans l’autre. La sensation est particulièrement prégnante lorsque l’on passe une frontière en terrestre. En dehors des marqueurs symboliques et des formalités administratives, le paysage juste avant est bien le même que le paysage juste après et les manières de vivre restent similaires. L’homogénéité d’une population au sein d’un territoire est loin d’être acquise dans de nombreux pays où vivent de multiples ethnies, où se parlent diverses langues, où cohabitent plusieurs religions. L’unité politique est souvent le fruit d’une volonté, telle celle qui a conduit en France à imposer la langue française sur tout l’hexagone. Quelques fois, l’idée même de la juxtaposition dans l’harmonie de populations différentes peut être la base d’une unité nationale se réalisant dans le fait même d’être une nation plurielle et métissée. Ce message de l’unité dans la diversité est certainement porteur de sens pour un avenir pacifié.
Rien n’a autant varié au cours du temps que le tracé des frontières entre royaumes, empires, duchés et autres entités territoriales. Si l’émergence des États Nations a stabilisé provisoirement nombre de frontières en consacrant un modèle politique international, l’ordre mondial continue de subir de multiples variations. La frontière étant un artifice politique, rien ne garantit sa stabilité en dehors d’un accord sur un tracé historique et le renoncement à l’invasion de l’espace désormais acquis à un autre. Ceci suppose un développement économique suffisant, une stabilité politique et une mise en veille de la prétention des idéologies profanes ou religieuses à détenir la vérité. Car au-delà des variations géographiques et culturelles, la frontière la plus infranchissable est bien dans la tête des uns à qui ne reviennent pas la tête des autres.
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